Entretien avec BHAMAN GHOBADI
Comment est né ce film ?
Il y a deux-trois ans, j'ai voulu tourner un film intitulé 60 Seconds About Us. J'ai essayé d'obtenir les autorisations pendant trois ans et quand on me les a refusées, j'ai été très affecté moralement, si bien que j'ai voulu quitter l'Iran. Un de mes amis m'a alors conseillé d'enregistrer un album parce qu'il savait que j'étais très mélomane. Pour enregistrer l'album, il me fallait aussi une autorisation que je n'ai pas obtenue. Du coup, grâce à mes amis, je suis allé enregistrer cet album dans un studio de musique clandestin : on me voit d'ailleurs au tout début du film en train d'enregistrer mon disque. C'est à cette occasion que j'ai découvert des groupes de jeunes qui faisaient du rock dans la clandestinité : ils m'ont impressionné et je me suis demandé comment ils arrivaient à être aussi créatifs sans aucun moyen, ni autorisation. Leur courage et leur impertinence m'ont influencé et je me suis dit que je devais avoir le même courage de tourner un film clandestinement.
Comment s'est passée l'écriture du scénario ?
Quelques semaines avant le début du tournage, j'ai interviewé les groupes de jeunes musiciens qu'on voit dans le film. C'est là que j'ai rencontré Ashkan et Negar, les deux comédiens du film, et que j'ai pu, peu à peu, entrer dans leur vie et leur univers. À partir de leurs réponses, nous avons construit le scénario qui s'est exclusivement nourri de la vie de ces jeunes gens. Nous n'avons rien transformé. Toutes les scènes que l'on voit dans le film s'inspirent de leur réalité. Le cinéma iranien évite le plus souvent de fustiger ouvertement le régime et votre film semble être une exception à la règle.
Était-ce votre intention dès le départ ?
Absolument. Quand j'ai vu dans quelles conditions terribles ces jeunes musiciens travaillaient, sans moyen ni soutien, cela m'a beaucoup touché et j'ai compris pourquoi ils voulaient quitter le pays. Je me suis alors demandé pourquoi des jeunes aussi talentueux en étaient réduits à fuir l'Iran pour créer pourquoi nous devions fuir et c'est pour dénoncer cette situation terrible que j'ai voulu faire ce film.
Comment avez-vous réussi à échapper à la surveillance du régime ?
J'étais surveillé de toute façon, mais nous avons tourné en seulement 17 jours en travaillant aussi la nuit. Il y avait beaucoup de stress et d'inquiétude, mais cela a servi le film. Je suis heureux que ce sentiment d'angoisse se ressente dans le film. Quoi qu'il en soit, Negar et Ashkan devaient partir deux semaines après le début du tournage : il fallait à tout prix qu'on tourne le film en quinze jours. D'ailleurs, le soir même du dernier jour de tournage, ils ont pris l'avion pour l'Angleterre ! Pendant le tournage, la police nous a arrêtés à deux reprises, ce qui nous a fait perdre deux jours de tournage. Mais grâce à des cadeaux comme des DVD de mes films précédents , ils nous ont relâchés. Nous étions obligés de mentir. Nous leur disions par exemple que nous faisions un film sur la drogue.
Mais vous avez tourné dans la clandestinité.
Je savais que je n'obtiendrais pas d'autorisation. J'avais donc le choix soit de renoncer à mon film une fois encore, soit de le tourner quand même en sachant que je n'avais plus rien à perdre. Les repérages puis le tournage ont été faits sur deux ou trois motocyclettes et nous avons commencé à tourner sans réelle préparation. Les scènes devaient être tournées rapidement et dans l'urgence pour que la police ne puisse pas nous repérer. Pour d'autres scènes encore, comme celles avec les policiers, j'avais malgré tout besoin d'autorisations et j'en ai donc empruntées à des amis réalisateurs. Je leur ai même demandé de venir avec moi sur le tournage pour les quatre jours où ces autorisations étaient nécessaires. C'est comme cela qu'on a pu faire tourner des policiers : officiellement, il ne s'agissait pas de mon film, mais de celui de tel ou tel ami cinéaste. Et pour la scène de l'arrestation de David, nous avons dû transformer une voiture ordinaire en voiture de police, acheter des uniformes de policiers et les faire tailler sur mesure pour les comédiens.
Les groupes de musique qu'on voit dans le film ont-ils dû quitter le pays ?
Certains d'entre eux ont quitté le pays, mais pas définitivement. En fait, ils sont partis à l'étranger pour que leur créativité ne soit plus étouffée. Moi-même, je ne suis pas parti définitivement. Je reviendrai un jour car l'Iran reste mon pays avant tout.
Pourquoi n'avez-vous pas tourné un documentaire ?
Je suis resté fidèle à la réalité pour que le spectateur puisse entrer pleinement dans mon film. Il existe des tas de documentaires sur la musique iranienne que personne ne connaît ! Je ne suis pas Michael Moore et si j'avais réalisé un documentaire, personne ne l'aurait vu. Il fallait donc que je passe par la fiction, d'autant plus que les jeunes que j'ai rencontrés m'ont raconté des histoires dignes d'authentiques fictions. Quoi qu'il en soit, le style du film est directement influencé par la musique.
La diversité des genres de musique que l'on entend dans le film est extraordinaire.
J'avais déjà vu des films musicaux qui, en général, sont tournés dans les studios d'enregistrement des artistes. Les réalisateurs n'essaient pas de montrer d'autres images et de s'intéresser à d'autres genres que ceux qu'ils connaissent. Je tenais à trouver l'équivalent en images des paroles des chansons du film. Je ne voulais pas parler que d'un seul groupe, et je souhaitais montrer que des groupes extrêmement différents, de genres musicaux différents, existent en Iran.
Pourquoi avoir donné ce titre à votre film ?
Nous n'avons ni le droit de sortir avec un chat, ni avec un chien. Par contre, dans nos maisons, nous avons des chats, chers à nos yeux. Je les compare aux jeunes protagonistes de mon film, sans liberté, et obligés de se cacher pour jouer de la musique : alors que les chats persans sont les plus chers au monde, ils ne valent rien en Iran. De même, les jeunes musiciens du film ont une vraie valeur aux yeux de l'étranger, mais sont considérés comme des moins que rien dans leur propre pays. D'ailleurs, j'adore les animaux et c'est pour cela que je les utilise souvent dans mes films, mais en cherchant à leur donner un sens. Ils apparaissent aussi dans les titres de mes films. Ces derniers sont comme les noms de mes enfants : ils doivent être uniques et ne pas se perdre dans la masse de films produits chaque année dans le monde.
Malgré la tension, l'humour est souvent palpable.
J'utilise l'humour pour que la souffrance ne soit pas continue et ne devienne pas trop oppressante pour le spectateur. En fait, je cherche à exprimer ma douleur tout en suscitant le sourire. Il y a une expression en persan qui dit que l'on peut «couper la tête de quelqu'un avec une boule de coton.» En faisant sourire le spectateur, on peut réussir à le toucher. Pour autant, quand il sort du film, je ne voudrais pas que le public ne retienne que l'humour, mais qu'il se sente concerné par les personnages. Et pour qu'il s'attache à mes personnages, il faut qu'il ait perçu plusieurs facettes de leur vie.
Nous autres Iraniens sommes confrontés à des tas de problèmes, mais nous passons notre temps à rire, danser, écouter de la musique et raconter des blagues
Malheureusement, le pouvoir nous a confisqué les occasions de nous amuser. Depuis la révolution islamique, on a fermé tous les clubs et les bars où les jeunes aimaient se retrouver. Comment les jeunes peuvent-ils s'exprimer et dépenser leur énergie ? À croire que le régime a oublié que la population est majoritairement composée de moins de 30 ans !
La musique est donc un moyen de canaliser cette énergie dont vous parlez ?
La musique qu'on entend dans le film est d'ailleurs pleine d'énergie ! Et pourtant, au fond de cette musique, il y a une grande douleur et c'est en cela qu'elle se différencie des musiques occidentales. Les jeunes cherchent à exorciser leur souffrance à travers la musique. Et la meilleure manière de se libérer de cette souffrance, c'est de posséder un instrument de musique et d'en jouer chez soi puisque ces jeunes n'ont ni le droit de jouer hors de chez eux, ni d'enregistrer des albums. Les jeunes Iraniens sont tellement désespérés que plusieurs d'entre eux finissent dans la drogue ou par se suicider.
Comment avez-vous choisi les interprètes ?
Quand j'ai rencontré les groupes avant le tournage, j'ai surtout été frappé par l'histoire de Negar et Ashkan qui jouent leurs propres rôles. Quant au personnage de Nader, il existe énormément de gens comme lui qui sont prêts à se sacrifier pour la créativité des autres. Il n'y a pas eu de casting au sens classique du terme : beaucoup des jeunes que j'ai rencontrés avaient peur de participer au film, et j'ai donc tourné avec ceux qui souhaitaient travailler avec moi. C'est pour cela que le film ressemble à un documentaire puisque tout le monde joue son propre rôle. Même Nader, sans doute le personnage qui se rapproche le plus de la fiction, faisait de la contrebande de DVD. Aujourd'hui, il est devenu chanteur au sein du groupe Darkoub. De même, le personnage du faussaire s'inspire des très nombreux faussaires que l'on rencontre en Iran. Comment avez-vous travaillé avec ces jeunes qui n'avaient pas d'expérience ? Je ne leur ai pas demandé de jouer car ils ont interprété leur propre histoire. Je considère que je n'ai contribué au film qu'à hauteur de 25%. Grâce à ma caméra, j'ai voulu faire connaître l'art de ces jeunes en Iran et hors du pays.
La situation des artistes a-t-elle évolué depuis les dernières élections ?
Ils continuent à travailler. Les jeunes du film n'ont rien fait qui mette leur vie en danger. Le gouvernement iranien sait où ils se trouvent et peut donc les localiser s'il le souhaite
Selon vous, le film est-il annonciateur des manifestations qui ont eu lieu lors des élections ?
Cela fait deux ou trois ans que je me sentais comme les jeunes du film : j'en avais tellement assez que je voulais quitter le pays et que je voulais crier ma colère ! J'ai vu ces jeunes crier leur colère et, depuis les manifestations, j'ai compris que toute la société en a ras-le-bol et pas seulement les artistes. Même si ce sont avant tout les jeunes qui n'en peuvent plus. Le film évoque donc une réalité qui dépasse le seul milieu artistique. J'ai compris a posteriori que cela avait valu la peine de prendre autant de risques et que ce film était nécessaire.
Pensez-vous que l'exil aura des conséquences sur votre travail ?
Je retournerai un jour en Iran pour y travailler parce que c'est mon pays. Mais là-bas, ma créativité était en train de s'étioler et il fallait donc que je quitte le pays pour ne pas étouffer. Moi qui ne connais rien en dehors de l'Iran, j'ai beaucoup de mal à rester fidèle à moi-même. J'insiste sur le fait que je ne suis pas parti volontairement : tout comme moi, les jeunes du film ont été contraints de quitter le pays ! J'entends pas mal de gens, y compris des amis à moi, me dire que maintenant que j'ai quitté l'Iran, je vais perdre mon âme car je ne pourrai pas tourner de films ailleurs. J'ai deux projets qui ne pourront pas se monter en Iran et je suis condamné à les mener à bien puisque si je n'y arrive pas, cela signifiera que je me suis vraiment fourvoyé.
Comment envisagez-vous l'avenir ?
La musique m'a ouvert des portes. Je veux aujourd'hui prendre des cours de peinture car je souhaite me renouveler. Je souhaiterais à l'avenir expérimenter de nouvelles formes. Bien sûr, je reste un cinéaste avant tout, mais je voudrais intégrer la musique et la peinture dans mes films.